Librairie Sauramps - Choke

François Libraire

Choke

Chuck Palahniuk
Choke - Chuck Palahniuk
Quelles misères a-t-on infligé au pauvre Chuck lorsqu'il était petit, quels chocs inouïs a-t-il du surmonter, de quels gouffres traumatiques s'est-il sauvé pour nous écrire des romans pareils, on ne le saura sans doute jamais. Même si, au vu de l'importance que cet homme commence à prendre au sein des nouvelles littératures américaines, on peut s'attendre à ce que de nombreux biographes commencent à nous trouver quelques clés pour nous ouvrir un passage entre l'homme et son oeuvre, Palahniuk restera une énigme dangereuse pour beaucoup de monde.
Qu'on ne s'y trompe pas, si Fight club (Folio SF n°95) continue à obstruer la vue globale sur un travail d'écriture qui continue à un bon rythme sa tranquille prolifération, il n'y a pas que de la provocation chez lui (même si elle en est un moteur principal), il n'y a pas que de la dérision teintée de cynisme et d'ultra violence (même si, souvent, sa prose fait très très mal), il n'y a pas chez lui, non plus, qu'une dénonciation des travers sordides de nos sociétés décaties avec, pour tout corollaire, la tentation de tout faire exploser (ce qui donnait à Fight club, aux yeux de quelques daltoniens mal intentionnés, des teintes brunes et noires un peu douteuses). Il y a plus que cela chez Palahniuk, qui tient en un mot : son écriture.
Il faut s'imaginer, peut-être, un croisement entre William Burroughs et (dans le cas de Choke - Folio Policier n° 370) un article stoïque de pathologies psychiatriques. Car plus que son style, syncopé comme un électrocardiogramme un peu cinglé, et désopilant dans ces grands moments de déconnade, c'est la précision documentaire dont il s'arme qui laisse sans voix. Qu'il parle de marques de cosmétiques, de ses composants et de ses effets secondaires (dans Monstres invisibles - Folio Policier n° 457), des muscles zygomatiques et de névroses artistiques comme outils de création (Journal intime - Folio Policier n° 565), ou des déviances sexuelles propres au sexoolique de base (les cercles de sexooliques existent, l'auteur lui-même y a traîné, dit-on), enfin bref qu'il aborde quelques sujets que ce soit, du plus érudit à la spécialité la plus excentrique (à croire qu'il les invente, mais non), Palahniuk est d'une précision, d'un encyclopédisme ahurissant.
Le héros de Choke, Victor, en tient une bien bonne : sexoolique donc, et qui essaie de s'en sortir. Il est aussi employé dans un parc thématique sensé reproduire les conditions de vie de l'américain à l'époque du Mayflower, avec des conditions de travail dignes des plus doux rêves du Medef. La description cauchemardesque de ce parc est d'ailleurs à rapprocher de celle, pire encore, du Pastoralia de Saunders, paru l'an dernier dans la Noire. Mais ce n'est pas tout, car Victor a un autre gros problème : sa mère. Grabataire, cyclothymique et vénéneuse, il faut que Victor se fasse passer pour quelqu'un d'autre pour qu'elle accepte ses visites, et se plaigne donc qu'il ne vienne pas la voir. Et ce n'est pas tout ; Victor a le béguin pour la doctoresse qui soigne sa mère et qui veut bien coucher avec lui, alors qu'il essaie de se désintoxiquer, à condition qu'il lui fasse un gosse.
Ce n'est pas tout : sa folle de mère tenait un journal intime, en italien bien sûr, où elle dévoilerait enfin les mystères de sa naissance à lui. On passera sur les lubies de son meilleur ami, sur ce que le prépuce du Christ vient faire là-dedans, et sur les chapitres effarants des statistiques en proctologie sur les divers objets que l'on peut retrouver... Stop.
Lisez un roman de Palahniuk et vous ressemblerez au type de la blague qui voit passer son chien au volant d'une voiture. Mais ce que cet écrivain nous raconte n'est pas seulement choquant et hilarant, sur-imaginatif et hyper gonflé. Il trouve dans nos consciences occidentales dénaturées un écho si précis, si familier, qu'on ne peut s'empêcher de penser que nous sommes à deux doigts de ressembler à ses personnages.
Perdu, schizo, en quête d'identité et de beaucoup d'autres choses, saturé d'informations, de chiffres et de courbes graphiques, de besoins et d'envies, voici l'homo sapiens selon Palahniuk ; un pauvre type qui avance à côté de ses pompes vers une vérité qu'il a pourtant juste sous son nez et ce depuis toujours. D'ailleurs, le lecteur se retrouve toujours dans la même situation que l'idiot du livre ; berné, ridiculisé, roulé dans la farine, manipulé, il doit bien souvent revenir trente pages en arrière pour s'assurer de sa bévue. Les lecteurs fragiles devront se précipiter sur les oeuvres intégrales de Mary Higgins Clark et Madeleine Chapsal pour s'en remettre, les autres pourront embrayer sur d'autres Palahniuk. Ça secoue, mais ça fait du bien.