Interview
Publié le 29/06/2023

Entretien avec Caryl Férey au sujet de "Condor"

Entretien Caryl Férey - Condor

«Gustavo Schober lui avait proposé une affaire en or, risquée mais impossible à refuser dans sa situation. Delmonte avait rencontré l’industriel par l’intermédiaire de Porfillo, le chef de la sécurité du port. Son job consistait à fermer les yeux sur les arrivages du terminal 12, récupérer la drogue et la refourguer avec Porfillo à leurs différents contacts. Cinq mois étaient passés depuis la première livraison de coke et Oscar avait amassé l’équivalent de soixante-quinze mille dollars. Pas mal. Sauf que tout s’était précipité – cette histoire de morts suspectes à La Victoria, la trahison du fiscaliste…» 

Le titre fait-il allusion à l’oiseau de proie ou au sinistre Plan Condor ?
Tout le monde connaît le condor, l’oiseau emblématique du Chili, cela situe immédiatement le roman. Mais en arrière-plan, il s’agit bien du Plan Condor d’élimination des opposants de gauche dans toute l’Amérique latine, où l’on a vu comment les dictateurs sud-américains, en lien avec la CIA, s’arrangeaient entre eux. 

L’un des thèmes du roman est le lien étroit entre passé et présent, au point de donner le sentiment que rien ne bouge au Chili… 
L’histoire s’est quasiment arrêtée depuis 40 ans. La société, la Constitution, le système économique sont les mêmes. Il y a juste un semblant de vernis démocratique. Le pays est soumis à un néolibéralisme sauvage, à l’américaine, mais avec des inégalités encore plus importantes, résultat d’un plan réfléchi et appliqué dès l’arrivée au pouvoir de Pinochet avec le soutien des Chicago Boys, ces jeunes économistes chiliens proches de l’extrême-droite formés aux États-Unis. C’est l’un des thèmes qui m’a motivé. 

Cette dictature aurait donc servi de paravent à la vente d’un pays aux intérêts privés ? 
Le Chili est la société la plus néolibérale du monde, c’est intéressant d’aller voir l’origine de ce système et ses résultats. Le pays a été réellement à vendre, encore aujourd’hui, dès que quelque chose est à vendre, c’est acheté par les quelques familles qui se partagent tout. Allende avait nationalisé le cuivre de l’Atacama, la première richesse du Chili. La première chose qu’a fait Pinochet a été d’en rendre l’exploitation aux multinationales, en majorité nord-américaines. Aujourd’hui le Chili ne reçoit que de maigres dividendes alors que ses richesses sont exploitées de fond en comble par des étrangers.
Comme je le décris, les intérêts financiers en jeu sont tellement colossaux que le trafic de drogue ne sert qu’à générer de l’« argent de poche » pour monter des coups tordus… 

Cette oligarchie très fermée est mise en scène dans le roman…
Ces grandes familles chiliennes s’arrangent avec le pouvoir. L’ancien président Piñera a été élu uniquement parce qu’il était la première fortune du pays, ce qui est un peu court comme programme économique et social. Mais les Chiliens, endoctrinés par les médias qui appartiennent tous à la droite, ont trouvé ça normal : être riche, c’est bien. Je n’ai rien contre les riches, mais j’ai un problème avec le partage des richesses quand on sait que 1% de la population mondiale détient plus de richesses que les 99 % restants.
 
Malgré une ambiance noire, le roman semble par moment apaisé, avec des passages poétiques et oniriques…
Le roman ressemble au Chili, qui n’est pas un pays violent. On ne sent pas du tout une société dangereuse, par contre l’insécurité est sociale. Tout le monde est endetté pour tout, l’éducation, la santé… Par ailleurs, l’héroïne, Gabriella, d’origine Mapuche, a des dons de machi, de chamane, elle rencontre l’avocat Esteban, qui se rêve écrivain, et c’est l’imaginaire qui va les réunir. 

Il y aussi un côté fin de règne pour ceux qui détiennent les leviers du pays… 
Je souhaite que cette génération conservatrice des septuagénaires proches de Pinochet disparaisse le plus vite possible pour qu’une nouvelle génération émerge et pousse le pays à plus de modernité. Ce pays situé sur une faille est agité de tremblements de terre incessants, mais cette faille n’est pas seulement géologique… Cela dit, combien de séismes faudra-t-il pour que la société chilienne bouge ? 

Entretien réalisé avec Caryl Férey à l’occasion de la parution de Condor.

© Gallimard 

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