Dans la très joyeuse localité de Bergen, où officie l'excellent détective privé de Staalesen, il faut de l'imagination ou un esprit zen pour ne pas sombrer ni dans la dépression, ni dans l'alcool. Car au vu de ce que nous raconte cette deuxième aventure de Varg Veum, et au décompte de tous ses personnages qui ont raté (rayez les mentions inutiles) ou l'éducation de leurs enfants, ou leur mariage, ou leur vie professionnelle, ou affective, ou tout simplement leur vie, personne ne se précipitera sur son Tour-opérateur favori pour acheter prix coûtant un aller simple pour la Norvège.
Ce qui frappe dans la description très « sociale » que fait Staalesen de son pays, bien plus que les vues cafardeuses d'un ciel grisâtre au travers d'une fenêtre recouverte de neige fondue, c'est la prédominance du béton et des ensembles HLM. Le décor est uniforme, et l'action se déroule dans ou au pied des tours. Bastonnades sur les parkings déserts, coups de couteau derrière les portes entrouvertes, rencontres inopinées dans les ascenseurs en panne ; dans une même barre d'immeubles se croisent et s'ignorent des amants d'hier et d'aujourd'hui, les victimes et les assassins, en fouillant un peu vous dénicherez même un détective privé qui loge derrière une porte numérotée pareille aux autres.
Varg Veum est un privé qui n'échappe pas aux clichés de sa fonction. Sagement alcoolique, à un poil de tout lâcher pour cause de profond nihilisme, sa vie familiale ratée derrière lui, perspicace et non dénué d'un certain courage physique, le personnage est attachant surtout parce qu'il passe un temps considérable à écouter les gens, et à leur parler. Veum éclaircit les situations en s'attelant systématiquement à mieux cerner les personnalités, bien avant de comprendre quoi que ce soit au problème à résoudre. Il est à noter les nombreux portraits de femmes infiniment justes qu'il nous offre ici, en particulier celui de la mère de Joker, l'ado asocial, loin des clichés éprouvés sur la misère humaine et les méfaits de la vodka.
Traités selon le même principe, les protagonistes de Pour le meilleur et pour le pire finissent par apparaître, à des degrés différents, comme les victimes d'un système qui travaille à les piétiner.
Staalesen ne fait pas que rapporter avec justesse cette réalité-là. Pour preuve ce premier chapitre génial dans lequel Veum accueille un client... âgé de 10 ans (qui veut qu'on l'aide à récupérer son vélo que des voyous lui ont volé), ou les très stressantes rencontres avec Joker et sa bande de paumés dépravés (leur Q.G. se situe au fond d'un bois, tapi en lisière de la ville comme dans un conte de fée, enfoui comme au plus profond de nos peurs enfantines - c'est une des idées les plus brillantes du roman), nous voici avec un nouveau grand du polar européen. Moins emberlificoté que Jo Nesbø, moins complaisant que Mankell, Staalesen est bien le digne cousin scandinave de John Harvey ; un grand auteur de polar qui règle ses comptes à notre triste réalité à hauteur d'homme.
Librairie Sauramps - Pour le meilleur et pour le pire
François Libraire
Pour le meilleur et pour le pire
Une enquête de Varg Veum, le privé norvégien
Gunnar Staalesen
