Pour ceux qui s'offusqueraient de voir arriver un western dans une collection de polar, il faudra s'en doute rappeler que ce genre, pour désuet qu'il soit, fut rattaché aux premiers polars hard-boiled américains dans les tourniquets des drugstores. Elmore Leonard s'y est fait les dents, d'autres grands anciens s'y sont collés pour des motifs plus ou moins alimentaires et à cela, nul mystère... Car le polar moderne descend-il de certaines nouvelles d'Edgar Poe comme nous l'apprend-on à l'école, plutôt que du western ? Et La moisson rouge (Folio Policier n°38), ou Scarface ne seraient-ils rien d'autre, au fond, que des histoires de cow-boys en costards et mitraillettes ?
Pete Dexter n'est attaché à aucun genre. Il navigue du roman intimiste au roman noir sans pourtant virer de cap à chaque bouée et, s'il se permet cette bordée vers le western, c'est sans faillir à ce qui fait la singularité de tous ses livres ; une vision en relief de l'Amérique d'hier et d'aujourd'hui d'où émergent les mêmes grandeurs, les mêmes bassesses. Via des portraits d'hommes et de femmes admirablement brossés, des situations romanesques cruelles ou drôles, terrifiantes ou très ordinaires, Dexter nous raconte une Amérique grandiose dans ses espérances, admirable par ses aspirations à l'indépendance, et par ailleurs minable, autodestructrice, raciste et injuste.
Deadwood est cette ville mythique des Black Hills qui émergea tel un chancre boueux sur des terres vierges et hostiles. Fièvre de l'or, chasseurs de primes, justiciers sur le retour, vétérans des guerres indiennes, putes sales et efflanquées, maquereaux pervers, sherifs indolents, poivrots philosophes et veuves de guerre. Une ville qui symbolise les débuts d'une nouvelle civilisation américaine qui porte déjà en elle un passé lourd et sanglant, tout comme Tombstone symbolise pour tout américain une certaine idée d'une justice primitive « à l'américaine ».
L'Amérique des pionniers et celle que nous connaissons aujourd'hui s'y sont croisées, en cette fin de XIXe siècle.
Deadwood s'amuse avec des figures aussi célèbre que Wild Bill Hickock ou Calamity Jane (qu'on reconnaît moins dans le livre à ses coups de pistolet qu'à son odeur d'écurie), mêlant des personnages obscurs mais authentiques à ses propres inventions. C'est pourquoi Deadwood n'est pas tout à fait un roman, on pourrait parler plutôt de chronique(s), tant les personnages prolifèrent, les pistes narratives se bousculent, se croisent, s'éteignent dans la mort ou dans l'oubli. Comme dans la vie-même, dans laquelle héros et anonymes, finalement, se pressent vers une même fin inéluctable.
S'il perpétue avec talent une certaine tradition du roman américain avec ses excroissances fictionnelles à tout va et sa galerie de personnages marquants, dans cette manière « démocratique », aussi, de traiter le quidam comme l'homme important (s'attachant à parler moins de Wild Bill que de la destinée tout aussi incroyable de son comparse Charley Utter), Pete Dexter taille au burin un profil brut de cet Ouest américain, ni réservoir à crétins sanguinaires, ni terreau pour grandes âmes héroïques. Juste une quintessence d'humanité projetée en milieu hostile, à visage découvert et offerte à toutes les intempéries.
Un grand connaisseurs du genre, Clint Eastwood lui-même, l'avait d'ailleurs souligné : il n'y a que deux formes artistiques qui soient nées en Amérique : le western et le jazz. Deadwood se glisse dans l'écrin du premier pour adopter le rythme syncopé de l'autre. C'est peu dire que Deadwood est un grand livre, c'est une oeuvre gigantesque.