Hommage
Publié le 16/08/2023

Milan Kundera (1929-2023)

Une promenade littéraire dans l'oeuvre de Milan Kundera

Né en 1929, à Brno, en Tchécoslovaquie, Milan Kundera est très tôt inspiré par l’art moderne et les avant-gardes. Fils d’un musicien renommé, il s’essaie à la composition musicale, écrit de la poésie et du théâtre, avant de choisir sa vocation : écrivain. D’abord tenté, comme beaucoup de jeunes Tchèques de sa génération, par une possible révolution prolétarienne, il déchante amèrement. Son pays est occupé par l’armée soviétique en 1968 et ses romans interdits malgré des débuts prometteurs. Traduit en français pour pouvoir être lu, il est encouragé par Claude Gallimard à émigrer en France, ce qu’il fera avec sa femme Véra en 1975. C’est à Paris qu’il poursuivra sa vie… et une œuvre couronnée par de nombreux prix, traduite dans une quarantaine de langues et appréciée dans le monde entier.

Milan Kundera en 10 dates

—1929—

Naissance à Brno, en Tchécoslovaquie

—1967—

La plaisanterie paraît en Tchécoslovaquie après deux ans de censure, et aux éditions Gallimard l’année suivante

—1973—

Prix Médicis pour La vie est ailleurs

—1975—

Installation en France avec sa femme Véra

—1981—

Déchu de la nationalité tchécoslovaque depuis 1978, il est fait citoyen français par François Mitterrand

—1984—

L’insoutenable légèreté de l’être lui vaut une notoriété internationale immense

—1986—

L’art du roman est son premier livre écrit en français

—2001—

Grand Prix de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre

—2011—

Première publication dans la Bibliothèque de la Pléiade 

—2023—

Décès à Paris

 

 

« Vous êtes communiste, monsieur Kundera ?
– Non, je suis romancier.
– Vous êtes dissident ?
– Non, je suis romancier.
– Vous êtes de gauche ou de droite ?
– Ni l’un ni l’autre. Je suis romancier. »
 

 

 

 

La plaisanterie (roman) – 1968 

En Tchécoslovaquie, un étudiant communiste adresse à son amoureuse une carte postale ironique à la gloire de Trotski. Le trait d’humour, mal interprété par ses camarades du PC, tourne au cauchemar. Banni de l’université, Ludvik est enrôlé dans un bataillon disciplinaire réservé aux ennemis politiques. Cette plaisanterie marquera à vie le destin du jeune homme.

Souvent perçu comme un livre politique, ce roman polyphonique a été qualifié par l’auteur d’« histoire d’amour » – unique sentiment résistant à la désillusion de l’Histoire. S’y mêlent des réflexions sur la jeunesse, la musique, l’amitié et la trahison.

La censure qui a empêché la publication du livre pendant deux ans est levée en Tchécoslovaquie, où La plaisanterie paraît, en 1967, sans modifications. En France, sur les recommandations d’Aragon qui avait obtenu le manuscrit dès 1965, les Éditions Gallimard travaillent à la traduction. Une version « fleurie et baroque » qui déplaira à l’auteur est publiée dès 1968. En 1980, Milan Kundera revoit son texte mot à mot pour établir une édition définitive. Cette révision reste significative du soin que l’écrivain portera toujours à la question de la traduction.

 

 Risibles amours (nouvelles) - 1970 

L’amour est le principal sujet de discussion des personnages rassemblés pour Le colloque. Mais cette nouvelle emblématique abrite aussi un strip-tease pathétique, une mauvaise blague, un quasi-suicide et un happy end plein d’incertitude. Les six autres textes du recueil referment sur les personnages les pièges des relations humaines : le malentendu, le mensonge, la manipulation. La rédaction de ces nouvelles, écrites entre 1959 et 1968, enchâsse celle de La plaisanterie. Le recueil déploie déjà les thèmes de l’œuvre à venir : l’authenticité, l’identité, l’être et le paraître, lucidement détaillés par un regard désabusé.

À la fin d’une décennie d’effervescence artistique, la censure tolère la publication de La plaisanterie et Risibles amours qui rencontrent un grand succès auprès du public tchèque. En plein printemps de Prague, Milan Kundera reçoit même le Prix des écrivains tchèques 1968, avant d’être frappé d’interdit pour vingt ans, suite à l’invasion russe. Malgré ce lourd contexte politique, l’auteur demeure soucieux d’éviter toute lecture idéologique de ses romans. Il fait notamment supprimer la préface de l’édition française de La plaisanterie, dans laquelle Aragon, communiste engagé, saluait cette « œuvre majeure ». Par la suite, l’auteur demeure réticent à tout ajout, préface, postface et autre appareil critique. Les cinq romans qui suivront auront un parcours éditorial singulier : écrits sans pouvoir être publiés en tchèque, ils ne seront lus qu’à travers des traductions.

 

 Jacques et son maître (théâtre) - 1981 

Un maître exige de son valet qu’il lui conte son dépucelage dans les moindres détails, mais il ne peut s’empêcher d’y ajouter ses propres fantasmes érotiques. Histoires et anecdotes s’entremêlent, laissant les personnages-narrateurs digresser à l’infini. Cette pièce de théâtre en trois actes est inspirée à Milan Kundera par Denis Diderot : « Jacques le fataliste est l’un des romans que j’aime le plus ; tout y est humour, tout y est jeu ; tout y est liberté et plaisir de la forme. […] Cette pièce n’est pas une adaptation ; c’est […] ma variation sur un roman que j’ai voulu fêter. »

Écrite vers 1971 alors que Milan Kundera est frappé par la censure, cette pièce est montée en 1975 sous le nom d’emprunt d’Evald Schorm, un ami cinéaste de la Nouvelle vague tchèque. Le subterfuge échappe à la police et jusqu’en 1989 la pièce tourne dans tout le pays. Elle est même souvent représentée à Prague.

 

 La vie est ailleurs (roman) – 1973 

Dès la naissance de Jaromil, sa mère décrète qu’il sera poète. Il incarnera, pour cette femme amère, un instrument de revanche sur le monde. Ridicule et touchant, Jaromil entend mener sa vie comme Rimbaud – un Rimbaud pris au piège de la révolution communiste. Son exigence d’amour absolu et son adhésion à la révolution totale l’inciteront à se conduire en bourreau. 

L’auteur pensait d’abord appeler ce roman « L’âge lyrique » – celui de la jeunesse, du narcissisme – mais six autres parties composent la vie du jeune homme. Devenu adulte, il nous interpelle : « Chacun regrette de ne pouvoir vivre d’autres vies que sa seule et unique existence […]. Notre roman est comme vous. Lui aussi il voudrait être d’autres romans, ceux qu’il aurait pu être et qu’il n’a pas été. »

La vie est ailleurs est couronné par le prix Médicis étranger 1973. Encouragé par son éditeur Claude Gallimard à s’installer en France, Milan Kundera obtient l’aide de deux jurés du prix Médicis : la romancière Lucie Faure intervient auprès de son mari Edgar Faure, alors président de l’Assemblée nationale, pour lui obtenir un permis de séjour, tandis que l’écrivain Dominique Fernandez lui trouve un emploi. En 1975, accompagné de sa femme Véra, Milan Kundera quitte Prague en voiture avec un permis de séjour de 730 jours. Il enseigne la littérature comparée à Rennes puis à Paris, où il est élu à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales.

 

 La valse aux adieux (roman) – 1976 

Ruzena, infirmière dans une station thermale, est excédée par le pullulement de femmes venues soigner leur stérilité. Elle est enceinte d’un trompettiste célèbre et marié. Quand celui-ci l’apprend, sa réaction catastrophée annonce le drame. Pendant ce temps, les patientes défilent dans le cabinet du peu scrupuleux docteur Skreta. Parmi elles, Kamila, la femme du trompettiste, mène l’enquête…

Ce vaudeville noir fait valser les questions de vie et de mort qui agitent les personnages avec une légèreté glaçante. L’auteur confie : « C’est le roman qui, dans un certain sens, m’est le plus cher. De même que Risibles amours, je l’ai écrit avec plus d’amusement, plus de plaisir que les autres. »

 

 Le livre du rire et de l’oubli (roman) – 1979 

Exilée à l’Ouest, Tamina lutte désespérément contre le souvenir de plus en plus   ou de son mari décédé. Elle tente de récupérer ses journaux intimes abandonnés à Prague, pour garder une trace du passé. Son histoire reflète les deux vérités fondamentales de ce livre : le destin tragique de la Tchécoslovaquie et la vie en Occident. Construit comme une fugue à variations sur le thème de l’oubli, ce roman tresse en sept récits des correspondances de destinées à travers le temps et l’espace. Toutes sont empreintes de litost, « cet état tourmentant né du spectacle de notre propre misère soudainement découverte ». Le rire éclate aussi, provoquant des ruptures de ton, ironiques ou tendres contrepoints.

Un an après la parution du Livre du rire et de l’oubli, Milan Kundera est accusé « d’avoir attaqué le régime de son pays et d’avoir nui aux intérêts des relations internationales avec l’URSS ». S’il rend compte dans ses livres des bouleversements historiques de son pays, Kundera ne se veut ni porte-parole d’une cause ni étiqueté comme « dissident ». Réagissant à une possible récupération de son œuvre, l’auteur entretient l’ambiguïté sur la portée politique qu’il confère à ses romans, prônant comme « seule certitude la sagesse de l’incertitude ».

 

 L’art du roman (essai) – 1986 

Milan Kundera raconte ici son « histoire personnelle du roman », dont les piliers sont aussi bien Cervantès et Flaubert que Tolstoï, Musil, Gombrowicz… D’après lui, le roman moderne ne peut évoluer qu’à rebours du « progrès du monde », comme l’illustrent les livres de Kafka et de Broch. 

À cette conviction s’associe la conscience mélancolique d’un XXe siècle qui s’achève dans des circonstances profondément hostiles à l’histoire de l’art et du roman en particulier. Ces sept textes indépendants, écrits entre 1979 et 1985, rendent aussi compte du rapport qu’entretient l’auteur avec l’écriture.

 

 L’insoutenable légèreté de l’être (roman) – 1984 

Un groupe de jeunes artistes et intellectuels voient leurs vies bouleversées lorsque le printemps de Prague est interrompu par l’invasion soviétique. Parmi eux, Tomas, à la fois libertin et amoureux passionné ; Tereza, aussi jalouse qu’en quête d’amour pur ; Sabina, à la poursuite de l’éphémère ; et Franz, universitaire et amant torturé. C’est une histoire simple où chaque situation devient un petit mystère. L’intrigue amoureuse fusionne avec des paradoxes existentiels : la légèreté est-elle liberté ou vacuité ? Qu’est-ce que trahir ? Souffre-t-on de l’insignifiance d’une vie humaine ou au contraire des affres qu’elle contient ? Reste l’humour pour habiller le pessimisme : « Avant d’être oubliés, nous serons changés en kitsch. Le kitsch, c’est la station de correspondance entre l’être et l’oubli. »

La notoriété que lui vaut le succès international de L’insoutenable légèreté de l’être se fait pesante, et à partir de 1985 Milan Kundera refuse toute interview et toute apparition ou déclaration publiques. En 1989, la chute du communisme le « libère » : selon Milan Kundera, La plaisanterie peut enfin être lu comme un roman d’amour et non plus comme un roman de dénonciation politique.

 

 L’Immortalité (roman) – 1990 

Bien avant de disparaître dans un accident de voiture, Agnès se détachait peu à peu du monde, comme pour céder sa place à quelqu’un d’autre. Après sa mort, son mari Paul épouse Laura, la sœur d’Agnès. Leur histoire fait écho à celle de Goethe, deux cents ans plus tôt : aux prises avec l’intrépide Bettina, le vieux romancier commençait à s’inquiéter de sa postérité. — L’immortalité est le dernier roman que Milan Kundera écrit en tchèque et le premier dont l’action se situe en France. Ses romans suivants seront écrits directement en français mais, s’il a changé de langue d’écriture, son œuvre n’est attachée à aucun idiome : « Mon langage se veut simple, précis, comme transparent. Et il se voudrait tel dans toutes les langues. »

 

 Les testaments trahis (essai) – 1993 

Composé en neuf parties indépendantes, ce deuxième essai sur l’art du roman se fait guide de lecture, voire d’écriture : comment saisir « le concret du temps présent », rendre compte de dix-huit heures en 900 pages ? Ulysse de Joyce offre sa réponse. Faut-il nommer les personnages et les décrire de façon réaliste pour les faire exister ? La puissance des romans de Thomas Mann et de Musil démontre le contraire. Comment tirer les leçons de l’art moderne et de la musique (Janácek, Satie, Bartók) ? En jouant de la répétition des mots, des motifs et des variations sur le thème. Ce livre est un nouvel hymne à la sagesse existentielle du roman et à son histoire. Mais il y a aussi de la colère contre André Breton, qui voyait le roman comme un genre inférieur, contre les tentatives d’expliquer Kafka par son époque, contre les procès moraux intentés à l’art du siècle, de Céline à Maïakovski.

 

 La lenteur (roman) – 1995 

Dans un château, Milan Kundera et sa femme assistent à un colloque scienti  que. Le soir même, l’écrivain repense aux petits drames qui se sont joués entre les participants. Deux siècles plus tôt, ce même lieu a été le décor d’un roman libertin de Vivant Denon, Point de lendemain. Si au XVIIIe siècle l’art de la conversation compte davantage que l’amour charnel, désormais les rapports de séduction tournent au vaudeville. Les courts chapitres, au ton ironique et désabusé, dénoncent la fascination de l’homme moderne pour la vitesse, dont le degré est « proportionnel à l’intensité de l’oubli ».

Dans La lenteur, comme dans les trois romans qui suivront, les variations se resserrent autour des thèmes annoncés dans les titres. Désormais, si le style reste le même, la composition s’apparente à la fugue plutôt qu’à la sonate.

 

 L’identité (roman) – 1995 

Chantal, la femme du narrateur, constate un jour que les hommes ne se retournent plus sur son passage. Pour la rassurer, son mari lui envoie une lettre d’admiration anonyme. Mais ce courrier bouleverse leur conjugalité tranquille. Dans un couple, sait-on jamais qui est l’autre ? Est-on toujours la même personne ou change-t-on selon le décor et les circonstances, les rencontres et les fantasmes ? À quel moment la vie du narrateur s’est-elle transformée en cette fantaisie perfide ?

 

 L’ignorance (roman) – 2003  

Après vingt ans d’exil à Paris, Irena revient s’installer à Prague. À l’aéroport, elle rencontre Josef, comme elle tchèque, veuf et exilé. Tous deux vont découvrir l’impossibilité du retour. Le contexte politique a changé, la société a muté, leurs familles et amis les ont oubliés. Cette déception est un nouveau bannissement. À la place des souvenirs qu’ils pensaient avoir laissés, ils ne trouvent chez ceux qui sont restés que rancœur ou ignorance.

Ce roman polyphonique est une réflexion pleine d’ironie mordante à l’égard des enracinés. L’ignorance n’est pas ici un défaut de connaissance, mais cette face inconnue de la nature humaine. Ordinairement cachée derrière « le rideau de la normalité », elle se révèle dans des situations historiques exceptionnelles.

Milan Kundera a reçu en 2001 le grand prix de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre. S’il écrit désormais ses livres en français, il se veut avant tout écrivain européen. Sa reconnaissance internationale est d’ailleurs attestée par l’attribution de prestigieux prix littéraires.

 

 Le rideau (essai)- 2005 

Déchirant le rideau des idées toutes faites, Milan Kundera s’intéresse à ce qui fait l’essence du roman: sa capacité à saisir les ressentis d’une personne ancrée dans son époque. Il évoque Flaubert, García Márquez, Homère, ou encore Joyce, pour laisser entrevoir le paysage de la littérature mondiale. Aujourd’hui, l’histoire du roman doit lutter contre le repli nationaliste, s’affranchir des frontières et s’apprécier dans un « grand contexte ». Alternant théories, anecdotes à l’ironie douce-amère et souvenirs de Bohême, cet essai en sept parties offre un stimulant programme de lecture ou de relecture, d’Anna Karénine à Ferdydurke.

En 2006, L’insoutenable légèreté de l’être, dont le texte en langue originale circulait déjà sur Internet en version pirate, est enfin publié par l’éditeur tchèque Atlantis.

 

 Une rencontre (essai) – 2009 

Milan Kundera dit de cet essai qu’il est « Une rencontre de mes réflexions et de mes souvenirs ; de mes vieux thèmes (existentiels et esthétiques) et de mes vieux amours (Rabelais, Janácek, Fellini,

Malaparte…) ». Sur le ton d’une conversation amicale, il rend hommage aux auteurs, peintres, musiciens qui l’ont marqué, et nous invite à redécouvrir des romans parfois rejetés ou oubliés.

En 2011, Milan Kundera voit l’ensemble de son œuvre publié dans la Bibliothèque de la Pléiade. Il compte parmi les rares écrivains à avoir intégré cette collection de leur vivant.

 

 La fête de l’insignifiance (roman) – 2014 

Le narrateur et ses amis vieillissants se croisent dans le jardin du Luxembourg, au bistrot ou chez

Charles. Ils devisent sur l’érotisme du nombril affiché dans la rue par les jeunes Parisiennes, s’accordent sur l’inutilité d’être brillant en société ou la sagesse de l’insignifiance. Dans ce livre, rien n’est jamais sérieux. Il faut regarder notre époque – une époque devenue comique parce qu’elle a perdu tout sens de l’humour. Ce court roman en sept parties signe la fin de l’œuvre romanesque de Milan Kundera.

Entre Milan Kundera et la République tchèque postsoviétique, les relations ne se sont pas complètement pacifiées. Ses premiers livres sont largement disponibles en librairie ou en bibliothèque, mais la traduction des plus récents en langue tchèque attendait l’aval de l’auteur.

Si la nationalité tchèque lui a été restituée en 2019, Milan Kundera reste distant à l’égard de son pays d’origine. Malgré cela, en 2023, il fonde une bibliothèque à Brno, sa ville natale, où se trouve désormais une grande partie de sa collection personnelle. Milan Kundera a lui-même réalisé les illustrations de couverture de ses livres en Folio.

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